Kandia vit un ramadan marqué par le premier vote aux présidentielles de son père, qui vient d’obtenir la nationalité française, et par son job d’étudiante et ses partiels. Tendu.
« Il ne passera pas au second tour, c’est vraiment dommage », regrette mon père qui revient du dépouillement des votes à l’école primaire Louis Pergaud à Trappes. Il est déçu que son candidat n’a pas eu assez de voies pour pouvoir aller au second tour. « Ce matin, quand je suis allé voter, on m’a proposé d’aller les aider pour le dépouillement. J’ai directement accepté. J’avais oublié le ramadan… », s’amuse mon père, tout fier d’avoir voté pour la première fois, en ce 10 avril, premier tour des élections présidentielles et neuvième jour du ramadan. Aujourd’hui mon père n’a donc pas rompu le jeûne avec nous. Après deux années de très longues démarches administratives, depuis septembre dernier, il a acquis la nationalité française, donc le droit de vote.
Moi aussi j’aurais pu avoir la nationalité française et le droit de voter en même temps que lui. Quand mon père commençait les démarches de naturalisation j’avais 17 ans. J’étais donc mineure. Or, quand un parent obtient sa naturalisation, tous ses enfants mineurs l’obtiennent en même temps que lui. Mais quand il a obtenu la nationalité française, en septembre dernier, j’en avais 19. « Tiens ! Tu peux la lire, c’est une lettre qui vient du gouvernement. Peut-être qu’on a enfin la nationalité », me dit-il en me montrant l’enveloppe. En lisant la lettre, je me souviens avoir été déçue de ne pas y avoir trouvé mon nom. Acquérir la nationalité en même temps que mon père, en tant que sa fille mineure, aurait été la voie facile pour que je l’obtienne. Ça m’aurait évité des démarches qui prennent 2 ans. Au final, seuls mes petits frères et sœurs, qui sont nées en France, alors que je suis née au Sénégal, auront naturellement la nationalité française à leurs 13 ans. J’ai vraiment eu le seum du temps pris par la procédure administrative française.
"Alors que mon père dépouillait, moi, après avoir rompu mon jeûne avec ma mère, ma sœur de quatorze ans et mon frère de douze ans, avec une recette que j’ai trouvée sur TikTok, je suis directement allée reprendre les révisions de partiels"
Ma mère avait elle aussi demandé la nationalité française, mais elle s’est perdue dans la procédure. Trouvant étrange que l’État lui demande d’envoyer l’avis d’imposition commun à elle et à mon père, pensant que chacun aurait dû envoyer un avis personnel, qu’elle ne possédait évidemment pas puisqu’elle ne possédait que l’avis d’imposition commun. Dans le doute, un peu perdue, se disant qu’elle ne voulait pas hypothéquer les chances de mon père en cas d’erreur, et celles de ses enfants, elle n’a pas poursuivi sa demande. Elle compte aujourd’hui se concentrer sur l’obtention de son permis et le renouvellement de son titre de séjour (elle a des titres de séjour de deux ans, alors que mon père à un titre de séjour de dix ans…), avant de faire sa demande de nationalité française. Quant à moi, j’attends que mes frères et sœurs reçoivent leur carte d’identité avant de faire la mienne. Il paraît que ça sera plus facile dans ce cas-là. Il faudrait que je me fasse accompagner par quelqu’un qui s’y connait.
Alors que mon père dépouillait, moi, après avoir rompu mon jeûne avec ma mère, ma sœur de quatorze ans et mon frère de douze ans, avec une recette que j’ai trouvée sur TikTok, je suis directement allée reprendre les révisions de partiels que j’avais laissées en suspens sur mon ordinateur. Souvent mon petit frère de 12 ans suggère de faire des bricks, grand classique du ramadan, sorte de chaussons triangulaires fourrés et frits, originaires du Maghreb, préparés à partir d’une feuille de pâte très fine à base de farine et de semoule de blé. Lui a commencé cette année à jeûner les week-ends et le mercredi, puisqu’il n’a pas école, et aime beaucoup nous aider quand je prépare à manger pour le « Ftour », la rupture du jeûne.
"Au lycée, on était accompagnés pour ces choses-là. Plus maintenant."
J’ai vraiment beaucoup de choses à gérer en ce moment, le ramadan et le travail dans une crêperie les vendredis et samedis soirs, le ramadan et les études, trouver un stage pour valider ma deuxième année, une licence pour l’année prochaine, renouveler ma demande annuelle de bourse. Au lycée, on était accompagnés pour ces choses-là. Plus maintenant. Pour trouver une licence, je dois aller sur la plateforme eCandidat spécifique à chaque université pour laquelle je souhaite demander une formation universitaire. Un Parcoursup pour les étudiants. Sauf qu’à l’époque de Parcoursup, on était accompagnés et qu’on pouvait déposer toutes nos demandes en une seule fois, sur une seule plateforme.
Cette semaine mes parents ont beaucoup parlé des élections et du fait que mon père n’a pas l’intention d’aller voter au second tour. « Aucun des candidats ne m’a convaincu » regrette-t-il. Du coup, ma mère essaie de le convaincre d’aller voter : « Vas‑y, et fait au moins un vote blanc ». Plus tard, en scrollant sur TikTok, ma mère tombe sur une vidéo de Valérie Pécresse : « C’est pour ça que je lance un message national aux dons » pour rembourser sa campagne. Ma mère répète, incrédule : « A ce qui paraît Valérie Pécresse veut qu’on l’aide à rembourser sa campagne… ». Mes parents se marrent.
"Grâce à Mélenchon, je sais que la gauche, c’est les socialistes, et que la droite, ce sont les Républicains."
Eux peuvent citer tous les présidents de la Ve République et beaucoup de leurs ministres. Moi à la base je ne connaissais pas bien la différence entre la gauche et la droite. Grâce à Mélenchon, je sais que la gauche, c’est les socialistes, et que la droite, ce sont les Républicains. L’extrême droite c’est vraiment une partie qui a des idées qui me font peur. Avant Mélenchon, comme je n’ai pas le droit au vote, je ne me suis jamais intéressée à ça. Et si j’avais le droit de vote, j’aurais voté Mélenchon car il a proposé un programme qui répond à la précarité étudiante me concernant directement et lutte contre les inégalités sociales J’étais vraiment triste de voir qu’il n’est pas passé au second tour. Mais j’ai aussi d’autres soucis en tête, et notamment mes partiels qui ont lieu cette semaine. Même fatiguée par le ramadan, je les travaille au maximum.
Les jours de la semaine, vers 22h, j’arrête de réviser pour aller seule à la mosquée de Trappes, qui est à cinq minutes de chez moi, pour la prière de Icha, la cinquième et dernière prière obligatoire de la journée et la prière de Tarawih, une prière pas obligatoire, qui se fait la nuit avant la prière de l’aube. A la mosquée, ces deux prières se font à la suite, durant 1h30. Dans ma quête d’une spiritualité aller à la mosquée me procure une sensation de bien-être et d’apaisement que je ne saurais expliquer. Bien plus que si je restais chez moi. Je rentre donc vers 23h30 et soit je révise soit je mange une chorba ou une part de pizza, alors que mes parents mangent plutôt des plats sénégalais, comme le thieb, à base de riz.
"Je ressens constamment le manque de sommeil, les yeux qui picotent, un petit mal au crâne, la mauvaise humeur, en plus parfois de la faim."
Pendant le ramadan, j’évite de traîner sur les réseaux sociaux pour ne pas tomber sur des choses illicites. Cela n’annulerait pas les bienfaits du jeûne mais ça en baisserait la récompense espérée de pardon des péchés antérieurs. Je n’ai pas envie de me priver de nourriture et de boisson pendant plus de 15h pour ne pas avoir toute la récompense. Et comme le ramadan sert à en ressortir grandi spirituellement, je me suis fixée des objectifs : Améliorer ma lecture de la langue arabe pour mieux lire le Coran, ou regarder des vidéos sur YouTube de rappel ce qu’il convient de faire pendant le ramadan. Cette année, j’ai aussi souhaité apprendre une sourate de deux pages et demie contenant 30 versets, chacun entre une et trois lignes. Mais là je suis en retard. On est au vingt-et-unième jour du ramadan et je n’en ai appris qu’une douzaine de versets…
Les vendredis et samedis où je travaille, en plus du reste, dans une crêperie à Maurepas, sont les jours les plus fatigants. Je romps le jeûne, à l’abri du regard des clients en cuisine, au moment de déposer des couverts ou des plats, avec quelques dattes, des fraises ou des raisins que j’ai ramenés de chez moi. Quand je rentre, vers 23h, je rattrape ma prière de Maghreb, de rupture du jeûne, et celle de Icha, la dernière des cinq prières quotidiennes obligatoires. Et je me couche environ vers 1h. Normalement, selon la Sunna, il faut se réveiller pour manger vers 5h. Mais j’ai du mal à me réveiller, surtout quand je sais que le réveil sonnera de nouveau à 7h pour aller en cours. Je ressens constamment le manque de sommeil, les yeux qui picotent, un petit mal au crâne, la mauvaise humeur, en plus parfois de la faim. Le dimanche est le seul jour où je me repose vraiment. Réveil à 7h pour prier, puis recouchée jusqu’à 13h. Je fais alors ma deuxième prière puis le ménage, avant de préparer à manger pour la rupture du jeûne.
"Quant à ma sœur de 14 ans, elle ne s’intéresse pas non plus à la politique mais elle tombe sur des contenus sur TikTok, sans le vouloir."
A ce moment-là, les résultats des élections dirigent généralement une partie des conversations. Mon père ne parvient pas à se remettre du premier tour. « Si les candidats de gauche s’étaient unis à Mélenchon, il aurait pu passer au second tour ! », déplore aussi ma mère, après être tombée sur une vidéo de Ségolène Royal qui disait à peu près la même chose. Toujours optimiste, elle continue d’essayer de convaincre mon père d’aller voter « même si c’est pour faire un vote blanc ».
À la place de mon père, ma mère aurait voté Macron car elle trouve que Macron est le moins pire des deux. « Macron est pire ! », maintient mon père. Je n’ai rien contre le côté nationaliste de Marine le Pen mais pour moi, la France a d’autres préoccupations plus importantes que le port du voile. Je ne sais pas ce qu’elle a contre ça. Et surtout je ne comprends pas que mon père trouve que Macron est pire. Depuis le début des présidentielles, j’essaie de débattre avec lui pour qu’il me donne des arguments tangibles. Mais bon, il a droit d’avoir son avis.
Quant à ma sœur de 14 ans, elle ne s’intéresse pas non plus à la politique mais elle tombe sur des contenus sur TikTok, sans le vouloir. Par exemple une vidéo qui l’a faite rire était sur David Tanguy, ancien supporter d’Éric Zemmour et soutien de Marine Le Pen. Il serait né au Mali et voudrait « renvoyer les étrangers dans leur pays ». La défaite de Mélenchon, elle aussi, l’a un peu « dégoûtée ». De mon côté, j’ai encore espoir que la gauche puisse encore gouverner si les Français élisent une majorité de députés de gauche. Mélenchon peut même devenir premier ministre !
Kandia Dramé