Eté 2003, Kamel arrive à Roissy, dans la région parisienne, pour occuper son nouvel emploi, toujours au sein de la Croix-Rouge française. Il va multiplier les longs et épuisants allers-retours avant d’être rejoint par sa famille.
Fin aout 2003, Kamel est hébergé et pris en charge par la Croix-Rouge au Château de Taverny dans le département du Val d’Oise 95. « Le Château dans lequel on était logé était immense et vraiment magnifique. Mais ça n’empêchait pas qu’on devait faire le trajet tous les jours de Taverny à Roissy pour aller travailler. » Il se retrouve alors avec certains de ses collègues du camp de Sangatte « On passait des moments ensemble quand on mangeait ensemble notamment. On a réussi à garder une bonne ambiance entre nous » explique-t-il. Son cycle de travail demeure le même qu’au centre de Sangatte. Il enchaîne deux matinées, deux après-midis et deux nuits d’affilée, puis il dispose de quatre jours de repos durant lesquels il retourne à Calais au côté de sa famille. La joie des retrouvailles est l’aboutissement d’un pénible trajet de 375 kilomètres précédé d’une longue nuit de travail. « Quand je finissais ma dernière nuit de travail à 8h du matin, je prenais la route pour rentrer chez moi. Je n’avais pas dormi de la nuit. » Il avait pour habitude de s’arrêter à mi-chemin, sur une aire de repos, pour prendre son petit déjeuner, puis arriver chez lui à 11h30, épuisé. Sa femme et ses enfants ne le voient qu’en fin de journée après une longue sieste de récupération : « En fait je n’avais que deux jours de repos. Le premier jour tu dors, t’es fatigué, et le dernier jour tu te lève à 4h du mat pour reprendre la route et aller travailler. A 8h il faut être à Roissy ».
Calais, un de ces matins d’hiver 2004, à 4h30, Kamel se réveille pour aller travailler direction Roissy. « J’avais pour habitude d’allumer la radio 107.7 info trafic lorsque je prenais la route. Et comme par hasard ce jour-là j’oublie de le faire ». En direction de Paris, sur la A1, à 180 kilomètres avant d’arriver à Roissy, le jour ne s’est pas encore levé. Dans l’obscurité, en dépassant un camion, il tombe nez à nez avec un pneu de semi-remorque en plein milieu de la voie. « Je l’ai vu à la dernière seconde, j’ai décidé de le prendre de face. D’autres conducteurs l’ont pris sur le côté pour l’esquiver. Ils ont fait des tonneaux mais heureusement ils s’en sont sortis avec quelques blessures légères ».
Quelques instants plus tard la dépanneuse arrive, la voiture de Kamel est très endommagée. Après avoir déposé sa voiture au garage, il appelle son assurance qui lui envoie alors un taxi et le dépose à la gare la plus proche. Ce jour-là le père de famille rentre chez lui en train. Une fois rentré il appelle son directeur et lui explique qu’il ne pourra pas aller travailler … « Je suis resté deux jours chez moi, puis je suis retourné travailler à Roissy en train. Je faisais le retour en voiture avec un collègue qui rentrait lui aussi sur Calais. On partageait les frais du trajet ». Suite à cet accident, Kamel et sa famille décident de déménager en région parisienne pour éviter ce rythme de dingue. Le paternel algérien recherche alors activement un logement social, et notamment dans les Yvelines où la soeur de Kamel réside déjà depuis plusieurs années.
Impatient de déménager sur Paris et de vivre de nouveau normalement en famille, Kamel ne se préoccupe guère des détails et ne se renseigne pas suffisamment sur la nature du logement qu’il prend en location. Laissant derrière eux une jolie maison en résidence pavillonnaire, la famille débarque ainsi début 2005 à la cité du nord de Drancy, en Seine Saint-Denis. Sa femme regrette tout de suite : « On est passé d’une résidence pavillonnaire calme et tranquille à une cité en banlieue parisienne. Et là c’est la catastrophe. C’était pour nous une très mauvaise surprise, que ce soit en ce qui concerne la cité ou l’appartement ». L’agence de location refuse de refaire les travaux nécessaires à l’intérieur de l’appartement. « Avant d’emménager on m’a fait visiter l’appartement dans le noir. Par la suite on découvre qu’il est dans un état lamentable » déplore Kamel. La jeune mère de famille vit alors un véritable cauchemar en entrant dans l’appartement. Insalubrité, moisissure, sol délabré, sans oublier le manque de luminosité et de convivialité. « J’ai fait une déprime la première semaine, les HLM nous ont dit que l’appartement était très bien et qu’il n’y a rien à faire » raconte-t-elle révoltée par un sentiment d’injustice.
Le lendemain, en plein jour, la découverte de la cité se poursuit pour Kamel, sa femme et ses enfants tout juste arrivés de Calais. La famille constate alors les tours, les multiples immeubles, tagués pour la plupart. Des jeunes en train de discuter et rouler des joints en bas de chaque immeuble à longueur de journée. Une forte odeur de cannabis omniprésente à l’intérieur et à l’extérieur des bâtiments. Des cris de guetteurs se font entendre : « Y’a les schmitts ! ». Ne connaissant pas les grands ensembles et n’ayant jamais vécu en banlieue, il est difficile pour eux de comprendre ses codes : « On n’avait jamais vécu dans une cité. Que ce soit à Tlemcen ou Calais, on n’a jamais connu ça » déclare Kamel, encore un peu perdu en repensant à son arrivée.
A peine les pieds posés dans l’appartement, les parents ont pour objectif de repartir le plus rapidement possible. Ils décident de ne pas déballer leurs cartons de déménagement tout au long des deux ans et demi passés à Drancy. Lorsque Kamel et sa famille emménagent, l’année scolaire est déjà entamée : « Des gens sont venus me voir et m’ont mis en garde à propos du collège. J’ai eu peur pour mon fils alors je l’ai envoyé chez sa tante dans les Yvelines ». Leurs filles étant encore à l’école primaire, ils sont moins inquiets. Pourtant, l’année de 5e dans ce collège Yvelines ne se passe pas comme prévu : « Mon fils se plaignait souvent de la mauvaise ambiance au collège. Du harcèlement, des bagarres, et de la présence insuffisante des surveillants ». A la fin de cette année scolaire, le fils retournera chez ses parents à Drancy où il terminera ses deux dernières années de collège. « Finalement, mon fils a beaucoup mieux réussi ses années de collège à Drancy. Il s’y est même plus épanoui que lors de son année de 5e passée dans les Yvelines. »
Les jours se succèdent et la famille commence peu à peu à trouver ses repères au point que chacun va se familiariser avec la vie en cité. Les enfants se font rapidement des amis. Kamel entretient de bonnes relations avec les jeunes : « On n’a jamais eu de problèmes avec les jeunes. Ils étaient toujours respectueux et serviables. Ils nous aidaient à monter les courses, ils surveillaient mes enfants lorsqu’ils jouaient dehors ». Quant à la jeune mère de famille, la salle de sport et la course à pied deviennent ses passe-temps favoris pour oublier sa situation qu’elle souhaite toujours être temporaire : « Tout n’était pas négatif, il y avait aussi de bonnes choses. Parfois on allait au parc de la Courneuve. Et puis on avait tout à côté, les commerces, les boucheries halal. Et j’avais mon coiffeur » conclue-t-elle dans un sourire.
Mais leur répit est de courte durée et leur envie de partir va devenir plus pressante. Deux ans après leur arrivée à Drancy, en 2007, l’épouse de Kamel assiste avec ses enfants, à une scène traumatisante. Un après-midi, des jeunes de la cité se disputent pour une affaire de drogue. Ils se battent. Puis l’un d’eux sort de chez lui avec une arme de guerre. Il tire sur les deux frères. Un des deux s’écroule et perd son sang. Il sombrera dans le coma mais survivra.
Après cet épisode, la mère de famille est à bout. Elle décide avec son mari, de pousser davantage sa demande de logement dans les Yvelines. Kamel et son épouse obtiennent alors une réponse favorable dans les semaines qui suivent, notamment grâce à l’aide d’une de leurs amies qui a poussé leur dossier à la mairie. Quant au paternel tlemcenien, il trouve un emploi, non loin de son domicile et quitte par conséquent la Croix-Rouge. « A peine arrivé dans les Yvelines, je postulais chaque jour sans cesse pour trouver un emploi à proximité. Un jour j’ai été rappelé pour être agent d’accueil à la mission locale, j’ai passé l’entretien et j’ai été retenu ». Depuis, heureuse de la tournure des évènements, la jeune mère de famille reprend alors espoir : « Pour moi c’était la fin du calvaire. Enfin mon mari avait un boulot stable à proximité de la maison, on avait un logement dans un endroit paisible et on vivait tous ensemble » conclue-t-elle toute sourire. Comme en rêvait Kamel il y a 20ans lorsqu’il est parti seul d’Algérie. « Depuis une petite dizaine d’année on vit comme les classes moyennes traditionnelles françaises. Nos enfants se sentent Français à part entière ».