Chez Adèle, « les perruques sont comme des vêtements »

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Depuis 2002, Adèle tient la boutique Edwige Jane Cosmetic, rue Jean Jaurès, à Trappes. Un magasin afro dédié à la beauté des femmes. 

Deux chiens, taille sac à main, jappent depuis l’arrière-boutique, comme pour annoncer l’arrivée de leur sérénissime maîtresse. Là le temps se fige comme dans une scène de cinéma. 6 Inch de Beyoncé se met à jouer en fond. Adèle arrive au ralenti. Démarche assurée, soutenue par 10 cm de talons, pantalon noir ajusté et chemisier gris cintré. Puis dans un mouvement de cheveux à la « parce que je le vaux bien », ses boucles laissent percevoir une bouche rouge pulpeuse. Elle traverse le magasin rempli de crèmes, de mèches, de perruques et laisse dans son sillage un parfum sucré. Elle s’assoit derrière le comptoir. Le temps reprend son cours dans la boutique Edwige Jane Cosmetic dédiée à la beauté des femmes noires.

Adèle s’est lancée dans le business en 2000, lassée par le manque de choix des boutiques afro et des grandes surfaces yvelinoises. « Je n’ai pas pensé à la rentabilité, j’ai d’abord pensé à moi. Je devais aller à Paris pour acheter des produits pour les cheveux, pour le corps, des mèches et des produits de chez moi comme le n’dole, les bananes plantains, les pistaches, du poisson. Un jour je me suis dit : “Pourquoi je n’ouvrirais pas?” » Et c’est ce qu’elle fait. Elle ouvre une première boutique au Bois de l’Étang (La Verrière, 78). C’est un échec. Le quartier est trop loin du centre-ville. Parfois, elle touche 10 francs par jour, parfois elle ne touche rien, alors qu’elle est ouverte sept jours sur sept. « À la fin je me suis dit : “Arrête les dégâts!” ». Elle ferme, endettée. Elle travaille quelques mois pour tout rembourser, mais ne renonce pas. « Il faut un début à tout. Je me suis rendu compte que l’emplacement était important. » Soutenue par son mari, elle persévère et décide alors de s’installer à Saint-Quentin-en-Yvelines. Nouvelle douche froide. Les prix sont exorbitants. « Un million par-ci, un million par-là, la calculatrice s’est déclenchée dans ma tête. Je me suis dit ” Ça fait combien de maisons chez moi, au Cameroun ? pas mal !” Je ne voulais pas mettre un million dans quelque chose qui n’allait peut-être pas me rapporter. Les enfants étaient petits et il y avait les traites de la maison. »

Et puis, un jour, un appel. Un vidéo club « en face de chez Bachir » à Trappes, rue Jean Jaurès, cherche à vendre. Adèle et son mari flairent la bonne affaire, ils en obtiennent moitié prix et investissent les lieux en 2002. Pour Adèle plus qu’un métier, vendre des produits pour embellir les femmes est une passion. « Il a fallu que je fasse des sacrifices pour achalander le magasin. Sans salaire. Jusqu’à aujourd’hui, je n’ai pas de salaire. Je continue, car c’est une passion. J’aime essayer ce que moi-même je vends. Si tu vois un produit dans le magasin, c’est parce que je le connais bien et que j’ai essayé de voir si ça pouvait convenir ou pas à mes clientes. Mais j’arrive à payer mon loyer, mes charges, tout ce que je peux payer. »

D’un coup, les deux roquets se déclenchent comme deux sirènes d’alarme. Une jeune femme noire, carré auburn et bonnet vissé sur la tête, passe la porte, l’air triste. C’est une habituée qui coiffe à domicile et à qui Adèle envoie quelques clientes. Malheureusement, elle les a toutes perdues à cause d’une patronne malhonnête. Elle est venue chercher du réconfort. « Elle n’avait pas de monde. J’ai fait venir des gens dans son salon, j’ai ramené des clientes et j’ai perdu les miennes. Du coup, je suis obligée d’annuler mon école de coiffure », se désole-t-elle.

« Tu n’as pas tout perdu, reste positive ! lui recommande Adèle d’une voix douce.
Vous parlez de quoi ? s’enquiert une cliente, une esthéticienne, qui vient d’entrer dans la boutique discrètement et qui s’est rapidement saisie du pot de crème convoité.
J’ai perdu tous mes clients à cause d’une femme malhonnête qui tient un salon.
Je vois de qui tu parles. J’ai eu un entretien avec elle, je ne l’ai pas sentie.
Rappelle tes clientes. Il ne faut pas avoir honte de l’échec. Tu n’as rien perdu ! Appelle-les. Ne pleure pas. Affirme-toi ! » dit Adèle d’un ton ferme, tout en refaisant la couette de son yorkshire monté sur ses genoux.

Vendeuse et coach personnelle

Les trois femmes discutent une bonne demi-heure. Adèle en profite pour leur prodiguer des conseils. L’esthéticienne va vers un autre étalage prendre un sérum, paye et s’en va en promettant de revenir bientôt. La coiffeuse, elle, reste. Les encouragements d’Adèle lui font du bien. Les jeunes femmes noires jusqu’à 40 ans représentent le gros de sa clientèle. « Mes clientes sont en majorité des femmes antillaises et la jeunesse africaine qui est née et a grandi en France. » Elle a vu grandir la plupart de ces jeunes femmes. Certaines ont l’âge de la boutique. Mais il y a aussi des femmes blanches. « J’ai aussi des Françaises qui achètent des perruques pour changer de coiffure. C’est pour ça que j’ai des couleurs clairs. J’ai pas mal de clientes blanches et c’est ça qui me sauve. La persévérance finit par payer. Les travestis aussi viennent acheter. » 

Comme pour le prouver, Yorkshire et Chihuahua se mettent à aboyer en symbiose. Un couple de versaillais, blanc, la cinquantaine, pousse les portes du magasin. Aussitôt leur regard se fixe sur les perruques perchées sur les étalages. « Bonjour, ma femme cherche une perruque mauve, auriez-vous ça ? demande l’homme.
-Regarde sur Beyoncé, dit Adèle en se tournant vers Roland, son mari, avant de constater la mine amusée de son client. Eh oui, les perruques ont des noms et là c’est comme la chanteuse.
-Ah oui, c’est mauve mauve ! s’étonne la cliente en découvrant la perruque violet électrique.
-Vous pouvez l’essayer.
-Il faut que vous m’aidiez s’il vous plait. »

Adèle lui demande de faire un chignon et l’aide à enfiler la perruque. Les chiens, rendus circonspects par un changement d’apparence si soudain, aboient et sautent autour d’elle. Et le mari de rigoler : « Ça ne doit pas être facile pour eux de vivre chez un perruquier ! ». La cliente se jauge dans le miroir, interroge son mari, ça ne lui convient pas. Adèle lui propose alors quelque chose de radicalement différent. Des cheveux noirs longs avec des mèches vertes. Nouvel essayage ; cette fois-ci, la cliente est conquise et son mari aussi. Enchantés, ils passent à la caisse.

« Ma femme a fait des extensions dans un salon pour 90 euros. Montre-leur ! dit-il en soulevant les cheveux de sa femme qui a camouflé des mèches vertes collées à la kératine dans sa chevelure. Adèle et sa cliente coiffeuse regardent médusées.
-Ouh la la, qu’est-ce qu’on vous a fait ! s’exclame Adèle. Les spécialistes pour les extensions c’est les Africaines. Il faut aller dans un salon afro et vous paierez moins cher en plus. » Sophie, la coiffeuse, lui donne des conseils, pendant que son mari règle.

« Vous ne seriez pas une ancienne Claudette ? demande-t-il à Adèle.
-Ah, non ! Elle rit de bon cœur. Mais c’était une camerounaise comme moi.
-Et elle danse aussi bien, ajoute Roland l’œil pétillant.
-En tout cas c’est dommage que je n’aie pas connu votre magasin avant. C’est rare de voir des perruquiers dans le coin. Je vais en parler à ma mère, vous allez faire fortune avec elle.
-J’ai des perruques grises pour les femmes plus âgées », rétorque Adèle en bonne vendeuse.

Les seniors comme la mère de ce client sont friandes des perruques et les customisent volontiers. « J’ai des mamies blanches qui viennent. Ce sont des abonnées ! Elles reviennent avec leurs perruques, en me disant qu’elles y ont mis des bigoudis » dit-elle dans un rire tonitruant et contagieux. « Les produits qui se vendent le mieux sont d’abord les perruques et les mèches. Les perruques rendent les femmes belles. Il y a les « lace » les perruques indétectables qui font naturels avec des baby hair. Tu peux faire des raies, des nattes, ce que tu veux. Les perruques sont comme un vêtement. » 

« Les cheveux des noirs sont en train d’être valorisés partout et surtout au Brésil où il y a maintenant des mannequins avec des cheveux crépus et c’est très bien », affirme Adèle en faisant référence au sujet qui affole les réseaux sociaux, du mouvement nappy (natural hair movement ou cheveux au naturel) à l’appropriation culturelle avec les tresses collées de Kylie Jenner. Pourtant, certaines femmes hésitent à avoir leurs cheveux au naturel de peur de ne pas être embauchées ou essayent simplement d’entrer dans le moule. « C’est une fausse question. Le problème c’est la femme noire elle-même. Si tu as confiance en toi, les gens vont t’aimer. Il faut qu’une femme qui porte un afro ait de l’assurance. On embauche quelqu’un sur l’assurance. Pareil je me fiche de voir une femme noire se lisser les cheveux ou les teindre en blond. »

Pour elle, le problème est ailleurs. « Il faut s’aimer soi-même, c’est ça le problème des femmes noires. Dès le bas âge, on ne te valorise pas. Quand t’es petite on t’apprend à avoir honte de toi-même, c’est-à-dire qu’on crée des prototypes de femmes, pas le droit de lisser, pas le droit de faire des teintures blondes. Il y a des différences entre les peaux claires, marron et noires. Pour plaire à tes parents, pour plaire aux hommes, tu vas éclaircir ta peau, c’est culturel. La discrimination se fait d’abord entre nous, mais ce n’est pas le cas avec la nouvelle génération. C’est la vieille génération et celle de nos mamans qui pensent comme ça. » Quant à l’acculturation, son point de vue est radical. « J’ai toujours été une gangster, libre dans ma tête, libre de mes pensées. Tout le monde a le droit de faire des tresses, c’est tellement beau que ce soit sur les noires ou les blanches ! ».

Bien qu’elle adore son métier, Adèle cherche à vendre. « A 59 ans, il faut commencer à penser à se reposer et à profiter de la vie. » Elle et son mari rêvent d’une retraite dorée au Portugal où ils passent tous leurs étés depuis des années. Ils sont littéralement tombés amoureux du pays. Ils rêvent aussi de traverser la France avec une caravane. « J’ai envie de voyager, sans avoir à penser à la boutique. Faire du bénévolat, me mettre au sport, être libre de faire tout ce que je veux dans la tranquillité, aller au restaurant, voir les musées, aller à Disney.Vraiment profiter. » Le couple a donc mis en vente sa maison à la Verrière et la boutique suit le même chemin. Mais Adèle tient à vendre à quelqu’un qui accepte de faire la même chose qu’elle, de reprendre son fonds de commerce et de louer ses murs. « Ça va se vendre mais il faut être patient, je ne suis pas pressée, j’ai le temps. » En attendant les belles journées de farniente au « Portugal », Adèle prodigue ses conseils, remplit ses étagères et les chiens continuent d’aboyer, recouvrant les chansons de Cherie FM.

Cindy Massoteau

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Infos de l'auteur

Salut à tous, moi c’est Cindy, « Dyce » ou « le soleil de la marmite » pour les intimes. Et oui, je suis chroniqueuse à Marmite.FM. J’adore le théâtre et le ciné, j’ai d’ailleurs un blog relatant ces passions : CSTV.fr. Côté étude, j’ai un master d’histoire et une licence d’anglais.