BEST-OF ETE 2018. Depuis 2010, Tatiana est gardienne au quartier Orly Parc II, à la Verrière (78). Avec sa collègue, elle s’occupe de plus de 180 appartements. Elle nous fait part de ses espoirs pour son quartier, des joies et des tracas de son métier.
Une cigarette au coin des lèvres, Tatiana marche d’un pas tranquille vers sa loge, il est 15 heures. L’heure de reprendre du service. Arrivée au filtre, elle se saisit de ses clés et ouvre les portes qui la séparent de son bureau. Une pièce aseptisée, aux murs blancs peu décorés, à peine meublée, qui a tout du service hospitalier. Tatiana s’assoit et consulte les mails. Il fait froid, le chauffage fonctionne mal. Elle garde sa doudoune noire, son blouson marin sans manches et sa large écharpe. « J’ai beaucoup de travail administratif. Je regarde les mails pour voir s’il y a des bons de travaux, des plaintes ou des rendez-vous avec des entreprises. Et puis, c’est la période des loyers et des assurances », dit-elle en roulant les consonnes comme on le fait en moldave, tout en désignant un tiroir rempli de papiers.
Le téléphone se met à sonner. Elle n’est pas la seule à ne pas avoir de chauffage. « Je suis d’accord avec vous…J’ai déjà appelé, j’attends leur retour…Je vais les relancer. » La sonnette de la loge retentit. Tatiana attrape sa règle en fer, s’en sert comme d’un bras télescopique, appuie sur le bouton de l’interphone à l’autre bout du bureau. De l’autre côté du mur, la porte s’ouvre, une femme apparaît, un voile crème entourant son visage. La gardienne raccroche. « Ah, non c’est pas pour moi ça », explique-t-elle en voyant la feuille d’impôt. « C’est pour l’enquête sociale. Vous devez l’envoyer. Attendez ! Je vous note votre numéro d’appartement et votre numéro chez nous. » Au-delà du côté administratif, son travail consiste à accueillir les nouveaux locataires, vérifier les parties communes et faire des tâches ménagères. Elle commence à 8h en théorie, mais elle n’éteint jamais son téléphone de service « sauf en vacances ». Elle préfère être joignable pour ses locataires et d’éventuelles urgences. « Parfois, le téléphone commence à sonner à 7h du matin, je ne le coupe pas quand je rentre chez moi. Les gens m’appellent pour une fuite ou des débordements dans les sous-sols. Comme ça, le matin, je sais par quoi commencer. »
Un homme d’une quarantaine d’années entre, les traits tirés, l’air un peu triste, pour déposer son loyer ; elle lui souhaite de bonnes fêtes. Elle remarque qu’il n’a pas l’air bien, alors elle tente de l’amuser en lui racontant son réveillon. Tatiana rigole à gorge déployée, d’un rire un peu éraillé, c’est contagieux. La sonnette se déclenche : « Dis donc, il y a du monde ici », lance la dame qui vient d’entrer. Elle est juste venue dire bonjour à Tatiana, parler de la pluie et du beau temps. Gardienne n’est pas loin de psychologue… les gens se confient et racontent leurs petits tracas.
Ça fait sept ans que Tatiana est gardienne à Orly Parc. Quand elle est arrivée en France en 2000, elle a enchaîné plusieurs boulots : « Au pays, en Moldavie, de métier, je suis manager professionnelle et couturière. Mais en arrivant j’ai travaillé à la foire du Trône et dans la restauration : plonge, service en salle, cuisinière, puis responsable. » Un jour, elle entend parler du poste de gardienne à la Verrière, dans les Yvelines. Elle tente sa chance, passe deux entretiens, dont un de deux heures « à cause de mon accent », se marre-t-elle. « Je voulais tellement faire ce boulot ! J’ai eu une bonne formatrice, elle m’a aidée. Je parlais moins bien français et mon accent était plus fort. Je n’avais qu’un CDD de deux mois et j’avais peur, mais finalement j’y suis arrivée. »
Tatiana a appris le français « sur la route ». « Je fais des fautes, mais c’est comme ça qu’on apprend. Tous les jours un petit mot de vocabulaire ! » Elle a quitté la Moldavie en 2000. « Je voulais que l’avenir de mes enfants soit différent. » Elle réfléchit, bredouille un peu, hésite, la question n’a pas l’air simple. « Je ne vais pas dire que je n’étais pas bien, j’avais un super boulot. C’est compliqué à expliquer. On vivait bien, mais au niveau politique…L’avenir de mes enfants n’aurait pas été comme ici. Je voulais connaître quelque chose de différent. » Jusqu’en 1991, la Moldavie a fait partie de l’Union soviétique. Tatiana a grandi sous le communisme. D’ailleurs, bien que sa langue maternelle soit le moldave, elle parle couramment le russe : « J’adore cette langue ! »
Tatiana ne fait pas son âge, elle est coquette, se maquille, a de longs cils, des cheveux noirs soyeux tirés en chignon et la peau mate. Comment était-elle à son arrivée ici, à 26 ans, avec son petit garçon sous le bras dans un pays inconnu ? « Quand on est jeune, on est plus libre dans sa tête ! On a plus d’espoir, de force, de légèreté d’esprit ! ». Pendant six ans, elle n’a pas pu retourner dans son pays natal, car elle n’avait pas de papiers. Ce n’est qu’en 2006, une fois sa situation régularisée, qu’elle a pu retrouver ses proches et le printemps moldave qu’elle affectionne tant : « Il y des arbres fruitiers partout, tout est fleuri, ça sent bon et c’est joli. »
La musique du téléphone se fait entendre à nouveau. « Je ne peux pas vous faire un duplicata de la quittance…un justificatif de loyer…ça oui. » Ça recommence, la sonnette de la loge, le bras télescopique, le bouton de l’interphone, une dame, une attestation d’assurance. À croire que les locataires attendent qu’elle soit au téléphone pour apparaître. La dame reste un bon quart d’heure à bavarder des arnaques des assurances et repart. Tatiana ne se voit pas faire autre chose, elle adore son métier. « J’aime énormément ce que je fais. C’est le seul boulot dans lequel on m’a dit merci. Ici, j’ai rencontré beaucoup de gens extraordinaires, comme mes collègues, c’est une grande famille », dit-elle avec émotion.
Pourtant, être gardienne est compliqué. La charge de travail est lourde, surtout quand sa collègue part en vacances et qu’elle se retrouve seule. Même si ce métier est solitaire, il y a des tâches qui s’effectuent à deux, comme laver les conteneurs, qui sont durs à déplacer. « On est des femmes, physiquement ce n’est pas facile, il y a énormément de choses à faire. » Il faut aussi être deux pour gérer les locataires agressifs. « Nous on est les premiers sur le terrain. On représente le bailleur. Les gens s’en prennent à nous. Il y a des incompréhensions. Parfois, les gens gueulent, mais tout ne dépend pas que de nous » dit-elle, compréhensive. Enfin, il y a les gamins, dans les cages d’escaliers et les sous-sols : il faut parfois les réprimander.
Mais, être gardienne, c’est aussi beaucoup de joie. « J’aime bien quand je fais les visites, que les gens veulent l’appartement et que je les vois emménager quelques jours après. Ils sont tellement contents. Ça fait plaisir de voir les familles nombreuses qui étaient dans des petits logements et qui en obtiennent des grands. Les enfants qui ont les yeux qui brillent en voyant leur chambre. » Et puis ce métier est gratifiant : « Quand on trouve une solution pour les locataires, on est content, ça c’est la joie. » Les locataires l’appellent régulièrement en paniquant pour des petits soucis comme les coupures d’électricité ou des fuites. « Il y a des gens qui ont du mal à s’exprimer, qui ne parlent pas français, je préfère me déplacer pour leur montrer. Il y a aussi ceux qui ne savent pas où est le disjoncteur, le robinet d’arrêt pour l’eau ou le robinet de gaz. »
Tatiana aime se rendre utile et une grande partie de son travail est social. Les gens lui font confiance. Elle les aide pour des démarches à la mairie, explique les différents services, donne des renseignements. « Parfois, on appelle pour eux parce qu’ils ne parlent pas très bien français ». Il y a aussi les personnes isolées, les personnes âgées, elle fait particulièrement attention à elles. « Moi je regarde les fenêtres, voir si ça fait longtemps qu’elles ne sont pas ouvertes, si les volets sont tirés, s’il y a de la lumière. Si je trouve ça bizarre, je me renseigne pour savoir s’ils ont de la famille. » C’est arrivé que grâce à son sens de l’observation elle sauve des gens en appelant les secours. Parfois il est arrivé qu’elle appelle alors qu’il n’y avait plus rien à faire.
« Je trouve que c’est un métier très riche, très intéressant, car on a un contact avec des gens différents. » Tatiana habite à Orly Parc II, à la Verrière ; c’est aussi une habitante qui chérit la diversité culturelle. « Il est important que la population soit mélangée avec des modes de vie différents. D’un point de vue culturel, c’est mieux. Les gens dans les HLM doivent comprendre qu’on ne vit pas seul, nous sommes dans une communauté, c’est à nous de construire le bien pour notre avenir. »
Bientôt 18h, la journée touche à sa fin. Tatiana ferme les portes de la loge, il fait déjà sombre et il pleuviote, elle allume une cigarette, part vers le fond de la cité inspecter la mise en place des nouvelles portes d’entrée, en rêvant au soleil du sud de la France où elle se voit bien passer sa retraite.
Cindy Massoteau, publié le 21 janvier 2018